Parce que toutes les bonnes choses ont une fin, voici le dernier chapitre du Journal de Suède, dont vous pouvez trouver les épisodes précédents ici (faites défiler vers le bas pour accéder aux autres chapitres).
En revenant de nos pérégrinations nocturnes, je montai me coucher en laissant mes deux compères brûler, devant la porte, d'oblongues offrandes (cubaines) aux noirs dieux du tabac.
Montée des escaliers, traversée d'un couloir vide, retrouvailles avec mon étroit lit superposé.
Je tentais de trouver le sommeil sur mon matelas nu lorsque l'un des Australiens rentra dans la chambre accompagné d'une jeune fille. Croyant sans doute que tous les autres occupants de la chambrée dormaient déjà à poings fermés, Roméo et Juliette s'employèrent à copuler avec allégresse sur le matelas de monsieur. Ne dormant pas, mais poings serrés, la tête enfoui dans le tas de vêtement qui me servait d'oreiller, j'invoquai tous les noms de Junon pour foudroyer l'indélicat d'une éjaculation précoce bien sentie. Je ne sus jamais si cela devait marcher car — heureusement — la survenue bruyante de Medulli et Bilow mit un terme aux expériences sexuelles du lit d'à côté, les tourtereaux d'un soir se figeant en une masse de draps calmes et pudiques.
C'est ainsi que s'acheva notre séjour à Stockholm : en même temps que le week-end prenait fin, la reprise des cours de Medulli nous rappelait à Göteborg où, du reste, résidaient nos derniers espoirs d'attraper un troll.
Nous partîmes à l'aube ou presque ; le soleil n'était qu'à son zénith, à peine caché par quelques passages nuageux ; nous adressâmes à la capitale de Suède nos solennels adieux.
A peine étions-nous arrivés que Medulli se fit saisir au collet par une structure fractalienne du milieu interstellaire qui passait par là. Bons amis, soucieux de la réussite de ses partiels, Bilow et moi le laissâmes se débrouiller. Après tout, il disposait de café et de ses écouteurs : autant dire qu'il ne risquait pas grand chose. Et puis... nous avions une mission ! Capturer un troll pour le ramener en France. On nous apprit que les trolls des forêts (trololi silvarum) aimaient à se promener sur les collines de Göteborg.
A ce propos, un mot sur la configuration de la ville : elle sinue dans les presqu'îles, les combes et les vallées, évitant soigneusement les collines et les rocs. Parfois, quelques immeubles se dressent sur des pentes, mais non sans avoir laissé de généreuses portions d'arbres entre chacun d'entre eux. Ah, on sent qu'ils ont de la place ! En bons parisiens, nous nous désolâmes de tous ces beaux et profitables et constructibles hectares gâchés par la verdure. Sans parler de toute cette eau qui borde la ville ! Alors que l'on pourrait en faire des polders.... C'est qu'il y en aurait, des couronnes sonnantes et trébuchantes à se faire, pour des hommes d'ambitions qui aurait l'idée et les moyens de marier la demande en logement de la capitale française avec l'espace disponible de la deuxième ville suédoise.
Arpentant les petits chemins pleins de charmes, de chênes et de sapins du jardin botanique municipal, cotoyant les joyeux écureuils, les farouches cerfs, les chevaux majestueux et les facétieux phoques, entendant retentir les brâmes du renne et les trilles des oiseaux, respirant sans cesse les fragrances grisantes des roses et les entêtants fumets des boucs, nous nous efforcions de calculer combien un tel terrain pourrait rapporter si l'on y mettait des barres d'immeubles de — mettons — 6 petits étages (esthètes, nous ne voulions pas gâcher le paysage). Bilow, qui n'est pas le dernier des manches lorsqu'il s'agit de faire danser les chiffres, finit par conclure : "Un sacré paquet".
Un tel chiffre me laissa rêveur.
Mais il fallut nous rendre à l'évidence : nul troll ne rôdait le long de ces sylvestres sentiers. Nous en cherchâmes dans d'autres bois, à côté d'un parking en construction, sans rencontrer plus de succès et c'est dépité que nous rejoignîmes Medulli dans la cafette de Chalmers pour prendre un café de 5 h.
Le triomphe de la Spéculation Immobilière
(tableau allégorique, E. Medullow, XXIème siècle, huile sur toile, collection Sabord)
Le café suédois a la particularité d'être le produit d'une opération quasi-alchimique, que l'on pourrait résumer à la recette suivante :
Pour une grande tasse, mettez :
- 20 cL de lait,
- 3 morceaux de sucres brun,
- 2 cuillières à café de cacao,
- 1 cuillère à café de cannelle,
- 1 bonne dose de chantilly et,
S'il vous reste de la place,
Versez un soupçon de café.
D'aucun ferait remonter l'origine de cette recette au fameux Bernadotte, ex-général de Napoléon, fondateur de l'actuelle dynastie royale de Suède qui, en arrivant dans ce nordique pays, aurait goûté leur café.
Pur.
Une fusillade de trois torrefacteurs et de deux baristas plus tard, incapable d'inculquer aux survivants l'art de faire un bon café, confronté à l'embargo sur les barista imposé par son ancien maître l'empereur de France et d'Italie, sombrant dans une semi-dépression nerveuse, la légende veut que Jean-Baptiste Bernadotte, roi Charles XIV Jean de Suède, se soit finalement résolu à inventer cette fameuse recette du café suédois pour pouvoir continuer à prendre sa dose quotidienne de caféine, non s'en sentir jusqu'à la fin de sa vie quelque peu diminué (on lui attribue d'ailleurs cette phrase : "Ah ! Si j'avais eu du vrai café, que la Finlande eût tremblé !").
Reremplissant nos tasses de ce breuvage typique, nous discutâmes bien au chaud, jusqu'à ce que le soir tombe et que les serveurs nous fassent comprendre qu'il était temps de partir. Medulli nous offrit d'aller chez lui profiter d'un ultima sauna.
Bernadotte renonçant à la Finlande
( Tableau allégorique, Anonyme, XIXème siècle, huile sur toile, collection Sabord)
Ah ! Le sauna ! Ultime progrès de la civilisation suédoise !
Grande source d'admiration pour Bilow et moi, Medulli dipose en effet d'un sauna dans son immeuble, à l'étage supérieur au sien. Après le dîner et une rapide douche, nous nous retrouvâmes donc à nous déshydrater dans la petite pièce de bois nu, installés contre les murs, détendus, discutant dans l'obscurité de choses et d'autres.
Chaleur pregnante,
Chaleur bienvenue,
Décrassant la peau, détendant les muscles, purifiant le corps de toute la journée et même de celles d'avant, dissipant les soucis, levant le poids des tracas quotidiens et de la fatigue accumulée.
La température monte à 80°C ; après dix minutes à ce régime, nous faisons peau neuve et nous retrouvons avec la respiration sifflante, les muqueuses brûlantes, obligés d'aspirer l'air par un lent sifflement de nos lèvres serrées. Ah ! Bienfaisant sauna !
Quand il devint évident que chaque seconde passé dans l'étuve nous rapprochait dangereusement de l'état du homard de restaurant, nous sortîmes nous rafraîchir sur le toit de l'immeuble auquel on accèda par une porte voisine. Là, nos corps fumant dans la nuit, nous nous assîmes sur un banc pour contempler la ville et les collines voisines, une bière à la main et cigare au bec à discuter, encore, de tout, de rien. Des palais de glaces qui se dressent dans la nuit sans fin de l'hiver suédois ; de la structure mathématiques des vols de corbeaux ; de nos futurs voyages ; des vertus de Nautilus face à Shyvana dans League of Legends.
De la vie, en somme.
Quand la bière fut finie et le cigare écrasé, nous nous regardâmes et, désignant de la tête la porte menant au sauna, Medulli demanda : "On y retourne ?".
On y retourna.
***
**
*
Le lendemain, le réveil fut douloureux, bien trop précoce, mais l'avion nous attendait. Nous n'aurions pas attrapé de trolls, tant pis...
Dans le hall de l'aéroport, nous attendons l'embarquement en discutant (au terme d'un cheminement intellectuel tortueux à base de filles, de jeux, d'ancres, de cafés suédois et de snus) d'un personnage de jeux de rôle intégralement fait de café qui aurait la forme d'une ancre et aborderait les jeunes filles en leur proposant du snus. Mus par un souci didactique, nous illustrons nos propos de forces gestes et grimaces, parlons très forts et rions évidemment beaucoup, en mimant le junkie suédois qui se cale son tabac dans les gencives. Certes, cela ne manque pas d'attirer les regards de passants étonnés.
C'est alors que j'avise un charmant bambin blond de huit ou neuf ans, tout au plus, qui, tirant sur le manteau de sa mère et nous montrant du doigts, s'exclame, en son plus beau Früchtfrüh :
"Läk, Mama, trololi fransörum !".